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 En quête de liberté. (Sansierge)

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MessageSujet: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeMar 7 Jan - 21:12

« Tu plaisantes, j'espère, Sansierge. Il est hors de question que je m'intéresse à ces idioties ! »

Les yeux froids du Catoblépas alcoolique, Kaeso, se posent sur le visage déterminé de l'humain. La surprise et l'indignation se disputent sur la face pâle du buffle. Oser lui demander une telle chose lui paraît si grossier, si contre-nature. Comme s'il devait, pour sortir de son alcoolisme, devenir un être de culture, c'est-à-dire tout ce qu'il a toujours rejeté. Si la demande avait été formulée par une autre personne que Sansierge, l'humain en qui il voue une confiance quasiment absolue - un peu comme il l'aurait fait avec ses propres dieux sans nom, la vénération en moins - il se serait tellement offusqué qu'il aurait quitté la bibliothèque en courant. Mais la demande émane de cet humain, et Kaeso se souvient avec amertume de la promesse qu'il vient de lui faire. Je suivrai tes consignes, Sansierge. Il la regrette déjà. Cette excitation qui parcourt son corps, ce n'est pas celle du manque d'alcool. Cela fait une semaine qu'il n'a presque pas bu, et il est resté sobre - plus de cuite pour lui. Non, là n'est pas le problème. Cette excitation, c'est la perspective d'être enfin libéré d'un mal proprement humain, avec, peut-être, à la clé, la libération de son âme et le retour à son état d'animal. Il ne se rend pas compte que son espoir est illusoire ; pourrait-il vraiment redevenir animal, alors qu'il a commencé à assimiler la pensée de l'homme, son raisonnement, sa logique ? Les choses ne seront plus comme avant, c'est certain. Au moins peut-il améliorer son sort en se purgeant du poison fait pour pervertir une conscience bien humaine. Jamais il n'aurait dû se laisser entraîner par ce cercle vicieux ; c'est la preuve qu'il a été faible. A présent, il doit combattre le mal par le mal. Autrement dit, pour se soigner, il doit recourir à l'aide d'un humain. Pour adoucir sa souffrance, il a choisi de faire appel au seul humain qui lui paraît digne d'intérêt, car c'est un adorateur de la nature, quelqu'un qui comprend parfaitement ce que Kaeso peut ressentir : Sansierge. Il avait peine à y croire, quand il lui avait demandé de l'aide pour arrêter de boire, et maintenant, c'est fait. Cela dit, il regrette quand même. Il n'avait pas imaginé que l'épreuve serait aussi difficile.

« Tu ne peux pas me laisser enfermer là-dedans, Sansierge. Si je n'ai pas d'alcool, j'ai besoin de la lumière du soleil sur ma peau et de l'odeur de la terre. Je suis un animal. Tu ne peux pas m'enfermer dans ce bastion de la culture en attendant la tombée de la nuit ! »

Trop, c'est trop pour Kaeso, qui commence à souffler pour évacuer sa colère. Bien sûr, il ne va pas faire de mal à l'humain. Il l'aime bien, et puis, il n'a toujours pas appris à maîtriser son corps et sa force, du moins, pas parfaitement. Il y a bien ses séances de sport, mais avec de l'alcool dans le sang, elles ont une fâcheuse tendance à s'achever brutalement. Il serait incapable de lui faire du mal, tout simplement. Il n'empêche qu'il sent la rage prendre possession de lui, et ses poings sont si serrés qu'ils en deviennent blancs. On n'a pas idée de priver un buffle de sa liberté. A ce stade, c'est de la cruauté gratuite, pour se venger d'avoir renier sa nature et d'être tombé dans les travers de l'humanité. Peut-être le mérite-t-il, mais à présent qu'il fait preuve de bonne volonté, il mériterait un peu plus d'indulgence de la part de Sansierge...
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeMer 8 Jan - 17:21

    Posté face à la porte, je bloquais le passage à Kaeso. Le symbole était suffisamment clair pour que son esprit animal assimilât l'ordre que je lui donnais : il n'avait pas le droit de sortir. Je ne montrerais aucune pitié. S'il avait cherché à me corrompre et à me convaincre de le laisser sortir de façon rusée, j'aurais peut-être révisé mon jugement. Nous étions en pleine apprentissage, et s'il apprenait la subtilité de la persuasion, un pas déjà serait franchi. Malheureusement, en tant que buffle, Kaeso restait un être brusque. Il se contentait de fulminer dans son coin, et par miracle, il ne s'était pas encore décidé à démolir la bibliothèque pour se calmer les nerfs. D'aucuns diraient que ce que je faisais était empli de risques. Cela aurait été mal me connaître que de croire que je m'arrêterais à de telles considérations. Je n'étais pas particulièrement attaché au savoir contenu dans cette bibliothèque, bien que je tinsse à ma peau. Mais j'évaluais correctement les risques et je savais cela qu'ils valaient. En l'occurrence, j'avais conscience de la force humaine que la nouvelle forme du Catoblépas lui fournissait, et je savais donc que j'étais parfaitement de taille à rivaliser avec lui. Le choix de cette bibliothèque était on ne peut plus pertinent. Jamais je n'aurais accepté de l'enfermer chez moi, par peur des destructions qu'il pouvait occasionner. Ne pouvant demander à un camarade humain un service que je répugnais à faire, j'étais donc contraint de rechercher ailleurs le lieu idéal pour mettre ce buffle à l'épreuve. Je n'avais plus mis les pieds dans une bibliothèque depuis mon adolescence. Quand j'allais encore à l'école, il m'arrivait souvent de m'y rendre pour enrichir mes devoirs, car je n'avais bien sûr qu'une confiance limitée en cet internet dont tout le monde vantait les mérites sans se rendre compte qu'il s'agissait pourtant du pire drame de notre existence humaine. Mais cette nécessité disparue, je les avais boudées. La recherche d'un savoir prémâché ne m'intéressait guère, car qu'était cette connaissance que nous ne pouvions pas vérifier par nous-mêmes ? Par la force des choses, j'étais devenu un empiriste convaincu. L'expérience m'avait infiniment appris, bien que ces nouvelles connaissances n'eussent pu satisfaire l'un de nos brillants scientifiques du XXIe, et ce d'autant plus en raison de la difficulté à traduire ce savoir par les mots. Enferme le Catoblépas dans une bibliothèque s'apparentait à une forme de cruauté. Les livres m'intéressaient peu, Kaeso y portait encore moins d'intérêt que moi. Je lui avais pourtant recommandé de s'asseoir ici et de lire un livre. J'avais refusé de bouger tant qu'il ne se serait pas exécuté. Je pouvais attendre très longtemps debout. Il risquait de se lasser avant moi. J'avais appris la patience dans les steppes. Sa pleine puissance lui avait donné le droit de brûler les étapes. Se retrouver réduit à l'impuissance le faisait paraître pitoyable. Sans doute essayait-il d'éveiller en moi quelque pitié, car il me rappela les besoins qui étaient les siens. Je ne me laissai pas convaincre. S'il exprimait effectivement des besoins reconnus d'animaux, je considérais cela comme un hasard. Je ne croyais pas qu'il fût capable de penser qu'il ressentait vraiment ces besoins, quand le seul qui lui manquait était l'alcool. Il disait ce qu'il avait aimé autrefois, et qu'il n'avait jamais pu reconnaître comme besoin parce qu'il les avait toujours remplis. Il se montrait malin, mais ce n'était pas assez à mon goût. Éveiller ma pitié ne servirait à rien, car j'étais un être intelligent et je connaissais parfaitement ses besoins. Je veillerais à ce qu'ils fussent respectés, et je me montrais donc intraitable avec lui. Il n'avait pas compris que remettre en cause mon rôle de rempart contre l'alcool n'était pas la façon la mieux pensée de parvenir à ses fins.
    « Je peux tout faire, répondis-je calmement. Je peux rester là à attendre indéfiniment, jusqu'à nous mourions de soif ensemble. Je peux laisser entrer et sortir qui veut fréquenter ce lieu, à l'exception de toi. Il n'y a pas de limite à ma volonté. Tu souffriras, mais tu n'en mourras guère. Alors essaie de comprendre ce que je te dis de faire, cela facilitera nos deux vies. »
    Le choix que je lui avais donné était pourtant simple, mais bien sûr, Kaeso avait du mal à le saisir. Ma propre réaction dépendait toujours de la sienne. J'avais à cœur de ne jamais céder. Tout ce que j'attendais de lui était la compréhension. Je n'allais pas le transformer en humain - ce n'était pas là mon intention, mais j'essayais de déclencher chez lui une réflexion. Je l'en savais capable, puisqu'il disposait du langage et d'une pensée. Comprendre, tout simplement. La seule chose à faire pour être libéré était de prendre un livre de l'ouvrir et de lire une seule page. Alors, abandonnant ma position de statue de pierre, je m'écarterais pour lui livrer le passage. J'espérais que, par ce geste, il serait capable de saisir le rapport cause-conséquence basique existant dans les relations humaines. Si je lui disais de faire quelque chose, il devait m'obéir ou ruser pour obtenir ce qu'il voulait. S'il s'était enfui discrètement par une entrée dérobée, j'en aurais été tout autant ravi, car cela signifierait qu'il aurait réussi à tromper ma vigilance. Et il devait se rendre compte que ses actions avaient également un effet sur moi : son comportement affectait le mien ainsi que ma façon de voir. Lui expliquer toutes ces subtilités aurait eu l'effet de l'embrouiller et m'aurait fait perdre tout crédit. Une dose de force était nécessaire avec Kaeso. Tant que je ne faiblissais pas, je pouvais maintenir le contrôle. Pourtant, je ne désirais pas le laisser totalement perdu, aussi jugeai-je bon de l'orienter quelque peu.
    « Ce que je te demande n'est pourtant pas compliqué. Tout ce que tu as besoin est d'une dose de concentration. Tu as besoin de te forcer à faire quelque chose que tu n'aimes pas. Mais tu ressens aussi le besoin de faire face à des impératifs que tu n'as pas prévus. La réponse est là, quelque part. En fait, tout ce que tu dois faire, c'est réfléchir au problème que je te pose. »
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeDim 12 Jan - 16:33

Kaeso porte à peu près autant d'affection que Sansierge à une bibliothèque. Pour lui, c'est un temple maudit, au même titre que n'importe quel bon bar ou que la maison dans laquelle les humains s'enferment pour se soustraire à la lumière du soleil. Une hérésie. Pas étonnant que certains aient envie de plus de simplicité et prônent le « retour à la nature » ; le Catoblépas ne les comprend que trop. Il fulmine et tourne en rond, comme un lion en cage. Essayant de retrouver les signes de sa puissance, il évalue la situation. Peut-être qu'il sera de taille à affronter Sansierge et à forcer le passage. Peut-être pas. Passer par une fenêtre ou faire preuve de ruse ne lui vient pas à l'idée : c'est contraire à sa nature de buffle, et cela fait partie des leçons que Kaeso n'a pas encore assimilées. Il a encore besoin de maîtriser cette intelligence nouvelle qui lui a ouvert de nouveaux horizons. Il n'est pas encore un être totalement intelligent, il y a encore trop de cette nature primaire qui le torture, l'empêche d'aller de l'avant. Peut-être est-ce pour cela que Sansierge a choisi de l'enfermer dans une bibliothèque plutôt que dans un restaurant : c'est le symbole de l'aliénation que Kaeso. Et il voudrait peut-être qu'il s'assoie et lise tranquillement un livre ? Sansierge se fiche de lui. C'est une question de fierté, il ne va certainement pas s'intéresser à un produit de la culture ! La réponse de Sansierge lui fait si mal qu'il grogne violemment, dans l'espoir de l'impressionner - mais il faut reconnaître qu'avec sa petite voix humaine, ce n'est pas bien impressionnant.

« Tu es complètement fou, Sansierge, rétorque le buffle en butant un peu sur le mot « fou », si étrange et si difficile à comprendre pour lui. Tu ne vas quand même pas nous tuer juste pour prouver que tu as plus de volonté que moi ! »

Encore un mot que Kaeso ne comprend pas encore totalement : le concept de volonté. Cela implique de se fixer un objectif, de se projeter dans le futur... tout ce que lui ne veut pas faire. Il n'a jamais eu de volonté avant, juste de l'instinct. Et à présent, il en a une, de volonté. Certes, une volonté très faible, bafouée, complètement écrasée par des litres et des litres d'alcool. Cela lui fait bizarre, et Kaeso frissonne. Sansierge est un humain, il a nécessairement plus de volonté que lui. Et comme lui n'est plus totalement un animal, il ne peut pas s'empêcher d'éprouver quelque chose qui lui était totalement étranger avant, et qu'il a découvert avec la conscience humaine : l'ennui... Quelle horreur que l'ennui ! Qu'est-ce donc que ce besoin de s'occuper incessamment, d'avoir toujours besoin de savoir qu'on ne perd pas son temps... mais Kaeso a l'éternité devant lui, il devrait avoir la patience d'attendre que les choses viennent à lui.

« Je ne sais pas réfléchir. » : rétorque Kaeso d'un ton mi-misérable, mi-offensé.

Si Sansierge pense que la solution lui viendra en réfléchissant, il se trompe. Le buffle en est incapable, d'ailleurs il ne le veut pas. Il est hors de question qu'il fasse ce qu'il ne veut pas faire. Il a le droit de ne rien faire si tel est son désir ! Ce serait une grave atteinte à la liberté de Kaeso... Mais une minute. Kaeso veut bien quelque chose. Il a une volonté. Le regard du buffle s'éclaire sous la compréhension soudaine de ce concept qu'il n'avait fait qu'entrevoir jusque là. A présent, il le vit. Il a une volonté ! Et, curieusement, alors même que cela lui fait mal de le reconnaître, il se sent agréablement surpris. Qu'il est doux de savoir qu'on ne va pas se laisser mener par le bout du nez comme pour un... animal. Kaeso serre les dents.

« Je ne veux pas faire ce que tu me demandes. » Mais un simple refus suffira-t-il ? Et si ce n'est pas ce que recherche Sansierge ?
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeDim 12 Jan - 20:25


    Comme il fallait s'y attendre, le Catoblépas avait du mal à faire ce que je lui demandais. La réflexion n'était pas quelque chose d'inné pour lui. Pendant des années, il s'était contenté de réflexes animaux et de ses instincts. Il était plus intelligent que les autres buffles, mais cette intelligence n'avait rien d'humaine. Il me prouvait que le corps avait une certaine importance, puisqu'il conditionnait le niveau de réflexion de chacun. Mais je ne perdais pas espoir. Je n'avais jamais abandonné ma pensée. Je m'en savais incapable. Comment abolir ce qui constituait mon rapport au monde ? Cela, je n'avais pas pu le faire. La situation de Kaeso était quelque peu différente. En effet, il s'était trouvé doté d'une intelligence plus grande que celle qu'il connaissait et, pour ne pas souffrir, avait à changer de mode de vie. Sa situation était très désagréable. Je n'aurais pas aimé me retrouver dans le même cas que lui, à devoir combattre mes instincts les plus primaires. J'oubliais même d'ailleurs tout ce que je désirais pour moi afin de l'aider. Je n'étais pas égoïsme, pour une fois.
    Cela ne signifiait pas que l'affaire était aisée. Bien au contraire, Kaeso semblait prendre un malin plaisir à me mettre des bâtons dans les roues. Ou plutôt, non. Kaeso n'était pas encore arrivé à ce stade assez avancé où il pouvait apprécier notre rapport de force. Il ne comprenait pas tout ce qui se passait. À sa manière de prononcer certains mots, je pouvais deviner qu'il tentait de manier des concepts qu'il ne comprenait pas tout à fait. Comme la folie. Il reprenait un thème classique. Nombreux étaient ceux qui m'avaient traité de fou, Kaeso devait l'avoir su. Toutefois, il ne comprenait peut-être pas que les raisons étaient différentes et que cela changeait tout. Pour les autres, ma folie était furieuse. Pour lui, ce mot ne servait qu'à décrire un comportement qu'il désapprouvait et qui lui paraissait totalement illogique. Bien sûr, il n'avait pas la subtilité d'esprit pour comprendre que je n'allais pas nous laisser tuer, et que j'étais en train de ruser. La ruse, il comprenait. Mais je n'étais pas certain que, dès que nous en venions à la parole, il comprendrait que ce que je disais n'était pas un mensonge pur et simple. Tant de choses à apprendre ! Décidément, les gens avaient bien raison de me nommer fou. J'étais complètement cinglé - osons le mot - de vouloir apprendre l'humanité à un buffle.
    Kaeso ne sait pas réfléchir, comme il le souligne. Je saute sur l'occasion pour le contredire :
    « Tu ne sais pas réfléchir ? Mais tu sais, c'est inné chez l'homme ça... réfléchir. Réfléchir, c'est déjà le fait de penser, d'avoir de la pensée qui te passe par la tête... Tu vois ? » demandai-je en le regardant bien dans les yeux.
    Je ne sais pas ce que je fais au juste. J'essaie de lui faire passer un message. J'ai toujours été doué avec les animaux. Ils me comprennent toujours, même si nous ne parlons pas le même langage. Malheureusement, ce don me faisait défaut avec Kaeso. Le buffle ne réagissait plus tout à fait comme un animal. Et mon talent de communication avec les hommes ne me servait à rien, car il n'était pas encore tout à fait humain. Il était entre deux mondes, dans une zone que j'avais du mal à comprendre. J'essayais donc de le faire basculer dans un camp ou l'autre, qu'importât ce qu'il en pensait. Après tout, n'avait-il pas exigé mon aide ? Le voilà justement qui me disait qu'il ne voulait pas faire ce que je lui imposais. De la part d'un autre, j'aurais ri de cette remarque. On ne jouait pas ainsi avec ma générosité, avais-je l'habitude de penser. Mais pas cette fois. Kaeso ne se rendait pas compte de ce qu'il avait fait, ni de ce que j'attendais de lui. J'abandonnai donc ma position de statue avant de me poser à la table avec lui. Cependant, je pris la peine de poser ma main sur son bras, que je maintins sur la table. Il n'avait ainsi pas la possibilité de s'éloigner. Je pris le livre, l'ouvrai en début de chapitre et le posai bien devant lui. Le geste me paraissait clair, et j'espérais être compris. Mais je préférai ne pas tenter le diable.
    « Si tu as besoin d'aide, je suis là. Tiens, regarde là. Et dis-moi ce que tu lis. C'est tout ce que je te demande pour l'instant. »
    Je continuai à le regarder droit dans les yeux. Je savais qu'il avait besoin d'être guidé. Il ne pouvait pas prendre de telles initiatives tout seul. Mentalement, je me répétai des messages d'encouragement. Je l'en savais capable. Je devais simplement le guider.
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeDim 9 Fév - 18:54

Kaeso se pose des questions. Sansierge veut visiblement lui apprendre quelque chose, et pour cela, il compte déployer les grands moyens. Si Kaeso ne comprend pas ce qu'il lui veut, il ne pourra pas sortir. Mais est-ce que c'est cela que demande Sansierge ? Il observe l'humain avec des yeux attentifs. Peut-être qu'il se fourvoie, mais il aura au moins essayé. Bon sang, il trouvera ce qu'il a envie de lui fourrer dans le crâne, il y va de sa survie ! Il se sent capable de ne pas boire, cependant, il ne voit pas comment il peut survivre dans ce lieu maudit. Rien qu'à l'idée de rester plus longtemps dans la bibliothèque, il en a des frissons... Cela le dégoûte. Il ne devrait pas se sentir aussi faible : il devrait plutôt avoir envie de démolir la bibliothèque jusqu'à la dernière pierre. Il soupire donc quand il se rend compte que Sansierge n'a pas la moindre envie de le lâcher. Réfléchir, c'est quelque chose d'humain ? Mais il n'est pas humain. Oui, il a des pensées, mais elles sont floues, elles n'ont pas de cohérence. Il a hérité de la pensée, mais il est incapable de la hiérarchiser. Il peut tout au plus lui imprimer une cohérence, l'orienter dans une direction, mais il ne pourra pas en faire une véritable réflexion. Il se contente de ses idées ridicules, parce que ce sont les seules qu'il puisse comprendre. Et ce sont des idées étranges : il y a des envies animales, comme il faut s'y attendre, un rugissement profond à l'idée qu'on le prive de liberté sans être capable d'y faire quelque chose... et il y a quelque chose de proprement humain. Ce que Kaeso essaie d'utiliser face à Sansierge pour le convaincre qu'il peut le laisser. D'accord, le convaincre qu'il a une volonté n'est pas suffisant. Dans ce cas, comment faire pour s'en sortir ? Tu y es. Les yeux de Kaeso s'écarquillent lorsqu'il se rend compte qu'il vient d'avoir un réflexe humain. Constater qu'il y a un problème, et chercher une solution, au lieu de laisser les comportements instinctifs prendre le dessus. Certains animaux font le mort quand ils sont en danger, mais imitent-ils vraiment la mort ? Non, ils se contentent de se plonger dans un état qui détourne leur prédateur d'eux. Mais ils n'imitent pas la mort. Il n'y a que l'homme qui serait capable de le faire consciemment. Et rien que d'y penser, Kaeso hurle.

« Raaaaaah, c'est pas vrai ! Mais c'est un vrai poison ce truc ! »

Puis il ferme les yeux pour oublier son état de rage, et comme un humain, essaie de se calmer. Le buffle n'aurait jamais décidé d'abandonner sa colère. Il aurait persévéré, jusqu'à ce que quelque chose le calmât. Mais Kaeso a une volonté, un objectif, il ne peut pas se permettre de tout faire rater. Et il sent la colère refluer. Interdit, il reste là un instant immobile, en silence, les yeux toujours clos. Puis il relève les paupières et regarde Sansierge. Sa résolution ne semble pas avoir bougé. Aussi baisse-t-il les yeux sur le livre qu'il a choisi, et lit les mots qu'il y a écrit sur le papier. Comme Sansierge lui a dit de faire.
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeMar 25 Fév - 19:17

    Un miracle se produisit bientôt sous mes yeux ébahis. Kaeso sembla se mettre à réfléchir. Pour ne pas troubler la solennité de l'instant, je ne fis pas le moindre commentaire, mais au fond de moi, j'avais bien entendu envie de savoir si Kaeso ne me trompait, si son air sérieux et appliqué était un signe véritable d'un état méditatif. J'hésitais presque à respirer, par peur de lui rappeler trop soudainement ma présence par une inspiration un peu trop forte. Fort heureusement, j'avais l'habitude de stopper dans des positions qui n'étaient pas toujours très confortables, car j'étais un peu penché vers l'avant, comme pour lui montrer le chemin. Kaeso bougeait étonnamment peu, je commençais vraiment à y croire. Puis le buffle poussa un cri de rage, pestant contre un poison. Il pensait ! Il pensait ! Cela faisait un peu souffrir, mais c'était pour son bien. J'étais bien sûr curieux de savoir ce qu'un buffle pouvait avoir pensé, et comment il pouvait avoir pensé. C'était un moment exceptionnel. Kaeso était enfin porté à la limite entre l'homme et l'animal - là où exactement je souhaitais être. Je devais vraiment avoir l'air avide, et si Kaeso m'avait regardé à ce moment-là, il se serait dit que je ne voulais pas son bien. Je ne pensais même pas au fait qu'il pouvait devenir dangereux du fait de ses réflexes de buffle. En fait, je ne pensais plus à lui, mais uniquement à moi. Je songeais à ma propre humanité et à la façon dont mes pensées s'imposaient à moi, comme de véritables parasites. Le buffle avait raison : penser était un véritable poison... mais quelle addiction y développons-nous ! C'est pour cela, je crois, que je me sens obligé de raconter l'histoire de ma vie. Il ne s'agit pas uniquement de prouver que je ne suis pas devenu fou et que j'ai toute ma tête : il s'agit de trouver un échappatoire à mes pensées. Se débarrasser du poison serait une excellente nouvelle, quoiqu'un peu triste. Je suis incapable de m'imaginer sans pensée.Je serais resté empêtré dans mon dilemme pendant des minutes si Kaeso n'avait pas accompli l'acte le plus extraordinaire depuis qu'il se trouvait emprisonné avec moi. En soi, cet acte n'avait d'ailleurs rien de particulier, puisque je le lui avais demandé. Il avait fini par obéir à mes ordres. Il était arrivé exactement là où je voulais qu'il arrive... et je m'en étonnai. Le voir contempler les caractères inscrits sur le manuscrit était particulièrement émouvant. L'humanité revivait ses premiers instants dans la peau de ce jeune homme buffle. Bientôt, ce dernier adjectif pourrait être retiré, j'en étais certain. Je le laissai donc lire en paix, très heureux d'y être arrivé.Lorsque je remarquai qu'il avait fini la page, je m'approchai de la table, pris une chaise et m'installai face à lui. Il n'avait pas l'air d'avoir trop souffert, mais je remarquais une légère altération dans son visage. Il avait l'air d'un homme soucieux, et non plus d'un buffle à forme humaine. L'étonnement se mêlait à l'admiration, mais je m'interdisais encore de lui montrer ce que je pensais réellement de ce qui venait de se dérouler. J'avais hâte de voir la suite. J'avais même hâte d'en avoir fini avec lui, car sa transformation soudaine m'avait rappelé qu'il était possible d'être différemment de ce que la nature avait prévu pour nous. Posant la main sur le livre, je lui barrai le texte, le forçant à me regarder. De toute manière, c'était bien une politesse qu'il allait devoir apprendre s'il voulait vivre en tant qu'humain.« Tu es changé. » fis-je remarquer.J'espérais que par cette parole, Kaeso allait réfléchir à ce qu'il devenait peu à peu. Encore une fois, je voulais enclencher sa réflexion. Il avait déjà fait le premier pas, mais il avait besoin de répétitions afin de pouvoir maîtriser le nouvel instrument qu'il avait découvert. La pensée, on ne le répétait jamais assez aux enfants, ne se construisait pas en un jour. Je n'espérais pas en faire un éminent philosophe, mais je serais satisfait si j'en faisais un homme respectable et bien dans sa peau. « Est-ce que tu aimes ce changement ? » ajoutai-je peu après, afin de voir jusqu'où il était capable d'aller.Je ne pense pas que les animaux soient capables d'aimer comme nous le faisons : pour eux, une chose est agréable ou ne l'est pas, et ils n'en conservent pas, ou à peine, le souvenir. Il restait encore du chemin pour être capable d'aimer, c'est-à-dire d'en avoir conscience et de rechercher cet état. J'espérais de tout cœur avoir donné cette envie à Kaeso. Si ce n'était pas encore le cas, j'avais de longs mois à passer pour le faire parvenir à cette étape.
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeDim 9 Mar - 18:08

Kaeso déchiffre les lettres inscrites sur la feuille de papier. Au départ, cela lui semble difficile, parce qu'il y a encore quelques restes de mauvaise volonté, et il a tendance à sauter quelques lettres, de sorte que les mots lui apparaissent incomplets, et incompréhensibles du coup. Puis il se dit que, s'il veut que le texte ait du sens - car, c'est humain, si on écrit, c'est qu'on y met du sens, Kaeso ne sachant pas que l'écriture automatique peut exister, même si celle-ci ne change pas vraiment grand-chose à l'argument puisqu'il continue d'y avoir une forme de sens dans le fait d'écrire sans y penser -, s'il veut que le texte ait du sens, il doit se concentrer. Tout à coup, les mots prennent leur signification, et des phrases se forment sous les yeux du buffle. Il ne réagit pas, même si intérieurement, cela l'étonne. Il n'aurait jamais cru... que lire ressemblait à cela. Il avait toujours pensé que c'était quelque chose de tellement humain qu'il détesterait cela. Mais non, finalement, cela n'a rien de douloureux, si ce n'est pour la fierté - mais elle s'en remettra. Kaeso n'en est pas encore au point où il pourrait apprécier une histoire qu'on lui raconterait : il n'a pas encore atteint ce stade. Mais il est déjà bien avancé, puisque, avant, ce genre d'exploit lui aurait été impossible. Il se serait contenté de mâcher le livre, dans l'espoir que ça ait bon goût. Cela ne le fait pas aimer plus la culture, non. Au fond, c'est bien le signe qu'il est perverti, irrémédiablement. Qu'il n'ait plus un animal, mais qu'il devient humain. Cette prise de conscience est douloureuse, mais... Sansierge est là. C'est son ami, encore un concept étrange puisqu'un animal n'a pas d'amis : il a des congénères, des proies, des prédateurs, des ennemis... Mais pas de camarades avec qui il peut échanger ce qu'il ressent et partager de bons moments. Quand une femme lui plaît... eh bien, le dénouement est déjà tout tracé. Il ne s'agit pas de plaisir, même si celui-ci intervient quand même : c'est un instinct de reproduction qui est à l'œuvre. Au fond - et Kaeso écarquille les yeux quand il s'en rend compte -, c'est comme si un animal ne pensait pas, mais était pensé. Il n'avait pas vraiment le choix, il suivait sa nature. On n'avait jamais vu un animal décider volontairement d'écrire un livre, de faire une maison, une œuvre d'art, ou quoique ce soit comme les humains. Peut-être est-ce la supériorité de l'homme. Parce qu'il est corrompu, il acquiert sa propre pensée, décide de sa propre vie... Oui, c'est une hérésie vis-à-vis de l'intelligence qui l'a façonné en lui assignant des qualités qui devraient régir sa nature.
Mais...
Finalement, ce n'est pas plus mal ?




Sansierge pose subitement la main sur le livre, et Kaeso a envie de grogner pour le faire enlever sa main. Mais il garde le silence. Il n'a pas envie que Sansierge fasse une remarque et l'empêche de sortir, car c'est toujours l'idée de Kaeso. Même si c'est bon de lire, c'est bien meilleur de rester dehors, à profiter de la chaleur du soleil et de la fraîcheur du vent et de l'ombre. La bibliothèque est un lieu clos, coupé des éléments, du coup presque mort, et le buffle ne s'y sent pas à l'aise. Même s'il s'humanise, il apprécie toujours les sensations que le monde extérieur lui procure. Sansierge lui dit qu'il est changé, et Kaeso ne répond pas tout de suite, baissant les yeux sur la main de Sansierge. Une main qui ne connaît pas encore les rides, à la peau si pâle. Comme la sienne, désormais. Kaeso lève sa nouvelle main, humaine, en étudie les plis et les nuances. Très proche de Sansierge. Quasiment la même, au fond. Physiquement, il n'a plus rien d'un buffle. C'est alors que Kaeso acquiesce.

« Tu as raison. Je ne suis plus le même. »

Heureusement ou malheureusement, c'est une autre histoire. Le buffle ne sait pas si effectivement, c'est bien ou pas. Quand Sansierge lui demande s'il aime ça, Kaeso ne sait pas quoi répondre. Aimer... ce n'est pas dire si c'est bien ou non. Parce qu'on peut aimer quelque chose de mal. Les humains aiment ce qu'ils sont, même s'ils ont une nature corrompue. Et peut-être que certains dieux aiment cet endroit maudit, après tout. Il ferme les yeux. S'il pouvait seulement sentir un minuscule rayon de soleil chatouiller sa peau... alors peut-être que oui, il pourrait aimer cet endroit. Parce qu'il peut aimer tout lieu où il y a de l'eau, du soleil et de l'herbe. Et un peu d'ombre pour pouvoir se reposer en paix. Cela lui conviendrait. Alors il sait quelle est sa réponse.

« Je n'aime ni ne déteste ce changement. Il est, c'est tout. »
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeMar 11 Mar - 19:10

    Le pragmatisme avec lequel me répondit Kaeso me prit de court. Je n'avais pas pensé qu'il accepterait aussi facilement ce changement. Puis je me rappelai que les notions de bien et de mal étaient quelque chose de proprement humain. Les animaux avaient le sens du bien et le sens du mal, mais ils ne savaient pas ce que cela signifiait. Ce qui était bien était ce qui se faisait, ce qui était mal ce qui ne se faisait pas. Il n'y avait que l'homme pour se compliquer la vie avec des questions pareilles. Et le pire, c'est que les hommes étaient incapables de se mettre d'accord sur ces questions ! Certains étaient convaincus de faire du bien alors que pour d'autres, ces personnes-là étaient le mal. Pas étonnant que Kaeso préférât éviter ce genre de question : il avait une seule morale, encore inébranlée, et ce qui rentrait dans la catégorie du bien était. Je hochai la tête, même si Kaeso ne pouvait pas voir ce mouvement. J'acquiesçai plus à ma propre conclusion qu'à la synthèse expéditive que venait de me faire Kaeso. En fait, c'était mal de le tromper de cette manière. Je lui faisais croire que je voulais l'aider, mais tout ce que je cherchais à faire était de me convaincre que je n'étais pas si différent de lui. Je voulais me tromper : j'avais encore des réactions spontanées parfaitement humaine que le buffle ne comprenait pas. Si je le prenais dans mes bras, par exemple, pour le féliciter, il penserait que je l'attaquerais. Je passai donc la main dans ses cheveux, comme j'aurais caressé la tête d'un animal obéissant. Mon geste était doux, pas agressif, et parvenait, je crois, à lui faire comprendre à quel point j'étais fier du buffle.
    « Si tu l'acceptes ainsi, c'est sans doute que tu comprends que cela te fait du bien. » conclus-je pour faire repartir la conversation sur une pente plus joyeuse.
    Il était vraiment déroutant de voir à quel point Kaeso pouvait ressembler à un humain sans en être un profondément. Je me demandais combien de personnes il avait croisées depuis qu'il était sur l'île, combien connaissaient sa véritable nature, combien s'en doutaient, combien l'avaient devinée, combien étaient eux aussi déroutés par cette apparence d'humanité qui renfermait tant de sauvagerie. Je m'imaginais en train de caresser sa tête et je me dis que la scène devait être très étrange vue de l'extérieur, alors qu'en sachant ce qu'était vraiment Kaeso, tout prenait sens. J'abandonnais bientôt sa tête pour tourner le livre vers moi. Je m'intéressai aux quelques lignes que je lui avais fait lire. En fait, elles étaient aussi peu passionnantes que possible, puisqu'il s'agissait de recommandations de jardinage. Je me sentais confus de lui avoir lire de telles âneries. Quoiqu'en pensassent nos paysans, je considérais comme une hérésie le fait de cultiver la terre et de s'en occuper. La nature n'avait pas eu besoin de l'homme pour se créer et croître, et je considérais qu'il s'agissait d'une insulte aux dieux et déesses de la nature, qui devaient être les seuls garants de la bonne croissance de la nature. Bien sûr, je doutais que mon ami Kaeso fût capable de d'apprécier cette réflexion. Il ne devait pas croire aux dieux et déesses, il ne devait avoir qu'une simple idée de la hiérarchie selon laquelle les dieux et déesses nous étaient supérieurs. Oh oui, j'en ai vraiment des choses à lui apprendre. Je les lui donnerais volontiers pour les faire définitivement oublier à mon cerveau.
    Pourtant, si peu intéressantes que fût ces lignes, je les avais fait lire au buffle. Je l'avais vu lire, cependant, je n'étais pas certain de ses progrès. Il n'avait peut-être pas compris ce qu'il avait lu, ni retenu les lignes. Or, il s'agissait là d'actions nécessaires à l'acte de lecture. Je reposai le livre à l'endroit exact où je l'avais posé, puis je m'éloignai de Kaeso afin de m'asseoir à la table face à lui. Je savais parfaitement ce que contenait ce papier, si bien que j'étais parfaitement en mesure de l'interroger. Je pointai du doigt les lignes qu'il avait lues, avant de dire très lentement :
    « Je suis très fier de ce que tu as accompli et j'espère que ça te sera utile. Je voudrais savoir de quoi parlent ces lignes. Qu'est-ce que tu as lu ? J'aimerais le savoir. »
    Je pris un air innocent destiné à lui donner confiance. La manœuvre était délicate car j'avais peur qu'il prît ma question pour une preuve de faiblesse. S'il s'imaginait que je le savais, il se croirait supérieur à moi. Il ne me le ferait peut-être pas remarquer, s'il était assez fier, mais il le penserait très certainement. Cela étant, je ne pouvais pas avoir savoir ce qui était écrit et lui demander de m'en parler quand même. Cela, Kaeso ne le comprendrait pas non plus, ce qui exigerait de ma part de nouvelles discussions que j'étais soucieux de m'éviter. La solution que j'avais choisie, malgré ses faiblesses, se révèlerait la meilleure si j'étais en mesure de corriger les dires de Kaeso. Malheureusement, je ne connaissais rien à la mémoire des animaux. Et celle d'un animal mêlé à l'homme m'était encore plus inconnue. Dans le doute, je pris donc le temps de préciser mes consignes.
    « Peu importe si tu me le dis de mémoire ou pas. Tu peux les relire autant de fois que tu veux. Mais j'aimerais simplement que tu sois capable de me dire de quoi il en retourne. Si tu le fais, tu seras très fier de toi. »
    Et s'il ne le faisait pas ? Devrait-il avoir honte ? J'espérais de tout cœur qu'il ne complèterait pas ma pensée.
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MessageSujet: Re: En quête de liberté. (Sansierge)   En quête de liberté. (Sansierge) Icon_minitimeMer 12 Mar - 17:56

Il ne sert à rien de se rebeller contre le changement. Le changement est, tout simplement. Même s'il provoque des larmes et des souffrances, même s'il change la nature du buffle, Kaeso n'y peut rien. Il ne comprendra sans doute jamais le pourquoi de l'affaire, pourquoi on en est arrivé là, pourquoi on a décidé de le modifier. Quelle ironie. Les dieux sont censés être des dieux, mais au final, ils sont traités comme n'importe quelles autres créatures. Comme si au dessus d'eux, il y avait une force supérieure qui décidait quand modifier le statu quoi. Très étrange situation, que Kaeso ne peut comprendre. L'idée même de quelque chose qui serait au dessus des dieux lui est étrangère. Il n'arrive même pas à l'envisager, il saisit à peine cette ironie mordante, qui condamne ces majestueuses créatures, les plus puissantes de la Terre, à être exilées loin de leur foyer, afin de laisser aux plus faibles l'opportunité de jouir de leur terre. C'est peut-être une des raisons qui empêche Kaeso de trop réfléchir : cela devient très vite métaphysique. Trop vite pour quelqu'un qui ne sait pas encore parfaitement se comporter en être humain. Alors, penser à la signification de la vie, au fondement et aux lois de l'univers... très peu pour lui. Kaeso, dans son acceptation du changement, reste animal. Il est cette créature qui n'a pas assez de jugeote pour modifier elle-même son environnement, et qui se contente de voir ce que font les autres. C'est relativement stupide, mais pour le moment, c'est tout ce qu'il peut faire. Sansierge ferait mieux de se méfier : la pensée de Kaeso est encore très sauvage. Il commence à la maîtriser comme un humain, mais la part d'animalité profonde reste ancrée en lui. Il n'est pas encore totalement humain, et ne trouve pas les mêmes réponses que ceux-ci aux questions métaphysiques.
Au demeurant, Sansierge semble accepter sa réponse. Il pense que cela lui fait du bien, comme si Kaeso avait fait un progrès. Ce qu'il a fait, d'ailleurs, sans même se rendre compte que c'était le cas, sans se rendre compte que Sansierge a raison. Cela lui fait du bien. Sa seule solution, pour l'instant, a été de rechercher l'oubli propre à l'animal, qu'il n'a pu retrouver qu'à travers la boisson. Prendre ses problèmes à bras le corps et chercher à les affronter, voilà quelle est la bonne solution. Kaeso a eu raison de demander le coaching de Sansierge. Ce dernier prend le livre et observe pendant quelques instants les lignes que Kaeso a lues. Le Catoblépas observe alors la couverture. Comme c'est curieux, une couverture ; quelque chose de beau et brillant, fait pour attirer le regard, pour attiser le désir le lecture, tout en renseignant le lecteur sur le contenu de l'ouvrage. C'est un ouvrage de jardinage : sur la couverture, plusieurs photographies représentent des éléments de nature cultivée ; un plant de tomate, avec ces belles sphères rouges et scintillantes ; une rose d'une couleur pâle, presque blanche, sur laquelle se pose une abeille ; les feuilles vertes éclatantes d'une laitue où se mêlent des perles de rosée, et le reflet d'un soleil lustré sur leur surface humide. Kaeso se rend compte que ces photographies sont très poétiques. Même s'il s'agit d'une nature modifiée par l'homme, elle est en quelque sorte sublimée par l'art de la photographie, et, l'espace d'un instant, Kaeso ressent le besoin de réclamer un appareil photo à Sansierge, pour pouvoir photographier son propre coin de paradis, et le faire partager à ces humains bornés, qui sont incapables de voir la beauté de la nature si on ne la leur met pas sous le nez. Puis ce désir s'efface, et meurt. Le titre du bouquin, L'Art du Jardinage, explique le parti pris du maquettiste. Le choix des photographies n'est pas anodin. Même ce pêcher, dernière illustration, est magnifiquement beau. Ses branches forment un ramage subtil et plus adroit que n'importe quel tricot humain. A travers le bois, les feuilles et les petites pêches en train de naître, Kaeso distingue le bleu du ciel, un bleu plus pur que le cœur d'un animal. Ce bleu qui se reflète dans la petite étendue d'eau qui dort au pied du pêcher, minuscule étang de félicité. Sansierge aurait mieux fait de lui montrer d'abord la couverture, il aurait eu plus de résultats. Car la quatrième de couverture, si elle reprend bien les mêmes teintes, n'a pas cette élégance. Le texte est certes aéré, mais cela demeure du texte. Des mots à l'encre noir, dans une écriture banale et sans serif, peu ornée, peu attrayante. Quel contraste foudroyant. La quatrième de couverture fait plus penser au contenu du livre avec quelques couleurs que la première. Kaeso est sous le charme.
Si bien que la question de Sansierge le surprend, et le fait sursauter. Il lève les yeux vers le visage de Sansierge, qui a pris une expression très sérieuse. Un peu comme un professeur qui interroge son élève, même si évidemment, Kaeso ne peut faire cette comparaison. Pour lui, l'expression de Sansierge évoque plutôt la sévérité de la mère qui regarde son fils faire des efforts. Très désagréable. Le buffle se renfrogne légèrement, détestant l'attitude que Sansierge a à son égard. Cependant, il l'a choisi. Il lui a demandé de le coacher, il est donc normal que celui-ci adopte le comportement adéquat. Kaeso soupire en se rendant compte qu'il n'a pas le choix.

« Le semis consiste à planter des graines dans la Terre et à attendre ensuite que la Nature fasse son œuvre. Ce semis peut être fait avec ou sans labours, comme ce peut être le cas pour les céréales et les oléagineuses. Un des exemples développés de semis direct, c'est le brûlis. Pour cela, on commence par défricher la Terre par le Feu, on sème sur une période brève, et ensuite, la Terre qui a été ensemencée est laissée en jachère. Il faut faire attention, car cela peut entraîner une dégradation des sols. Drôle de choix, Sansierge. C'est une Nature défigurée que cet ouvrage présente. »

Du moins, dans cet extrait. Au fond, c'est peut-être la leçon qu'il faut en tirer. La nature est belle en soi, mais pour la faire belle à la mesure de l'homme, il faut passer par tout un ensemble de procédés techniques qui, eux, n'ont rien de charmeur. Pour obtenir cette harmonie subtile du pêcher dans son environnement, il faut planter le pêcher, l'entretenir, veiller au bon développement de ces fruits. Et encore, une telle photo ne peut être qu'éphémère. Car les fruits finissent par être cueillis, ou bien ils pourrissent. Et le travail recommence, comme un long cycle que la nature suit. Cycle dont Kaeso lui-même a toujours été conscient, quand il était buffle, même s'il ne s'en rendait pas compte. Le temps n'est pas le même en fonction des saisons. Il y avait des moments où le soleil était trop vif et brûlait la peau. Des moments où des gouttes d'eau tombaient du ciel et venaient rafraîchir la terre. Et d'autres où il n'y avait ni soleil, ni pluie. La nuit succède au jour, le jour à la nuit. Lorsque le soleil brille, il fait chaud. Puis le froid et l'obscurité gagnent du terrain, et règnent sans partage sur la terre, jusqu'au moment où le vaincu stellaire, après avoir pris du repos, trouve la force de reprendre la bataille, et expulse ses antiques ennemis dans les geôles de la lumière. Et ainsi de suite. Kaeso ne s'en est jamais inquiété. Il a toujours su que le soleil et la lune étaient complémentaires et se faisaient la course, sans jamais pouvoir ni rattraper ni distancer l'autre. Course éternelle et cyclique. Les humains n'en ont pas assez conscience. C'est pourquoi, suppose Kaeso, il leur a fallu l'agriculture. Parce qu'ils sont incapables d'accepter les cycles de la nature tels qu'ils sont, ils doivent donc les matérialiser par tout un ensemble de pratiques culturales. Que la vie humaine est triste. La pensée est un don si grand qu'elle les éloigne de tout savoir instinctif, de sorte que les humains, qui savent que la Terre est ronde, ont éprouvé le besoin de le prouver scientifiquement. Alors que Kaeso, lui, le sait, et n'a pas besoin qu'on le lui prouve. C'est évident. Et ce qui est évident n'a pas besoin d'être démontré.

« Ou plutôt, il présente une Nature faite à la mesure de l'homme. Cela m'étonne que tu cautionnes cela. Tu devrais savoir que celle-ci fonctionne très bien toute seule et qu'elle n'a nulle besoin qu'on l'aide. »

Oui, mais toujours le problème de la main de l'homme qui a façonné la nature actuelle... Car si de la beauté a pu en surgir, ce n'est pas une raison pour oublier la laideur des outils agricoles...
Telle est, du moins, l'opinion assez radicale et écologiste de Kaeso.
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En quête de liberté. (Sansierge)

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